Au parc
En août 2018, nous avons proposé au public des garden-parties de la ville de Lausanne de partir en voyage autour du parc de Valency. Le public était invité à écouter et écrire des textes en différents endroits du parc.
Le texte ci-dessous a été lu par Benjamin Pécoud à l’arrêt du L.E.B., le train qui conduit de Lausanne à Bercher, dans la campagne vaudoise, et qui s’arrête devant le parc de Valency.
J’attends le petit train à un carrefour de la ville, mais aucune brouette à l’horizon, rien ne bouge. Cet été, mon train a perdu sa cadence, la desserte de mon carrefour laisse à désirer. Alors je prends mon mal en patience : l’œil vagabonde sur les rails fichés dans la chaussée, une bille dans ma tête m’envoie ailleurs.
La chaussée s’élargit : deux voies, trois voies, bientôt quatre voies. Le macadam noir et brillant s’effrite, dessous, des vieux pavés qui font gronder les roues des voitures. La chaussée se fait perspective, en son milieu s’étend un terre-plein recouvert d’herbes folles, sur les bas-côté, les blocs et les tours des cités dortoir prennent leur essor. Dans le ciel couleur métal, les nuages circulent à vive allure, le vent qui a déjà parcouru les vastes plaines orientales fouette maintenant la poussière.
À mon arrêt, sous ma tôle rouillée et mon néon cellulaire, je dodeline de la tête. Dans mon cerveau la bille emprunte un nouveau chemin, je file vers le sud. L’air se pare d’une pointe marine, glouglou d’eau salée à la fontaine du parc, les graviers sont des galets. En face, les façades se réchauffent, empruntée la déviation, passé le magasin de vélo, les rues se font ruelles où résonnent les cris des enfants qui jouent jusque tard dans la nuit, les pétarades des motos et, par les fenêtres ouvertes, la musique électrique des jeux télévisés.
J’attrape la bille avant qu’elle ne rebondisse encore dans ma boîte crânienne. Ne plus devoir choisir entre rester ici et rêver d’ailleurs. Suffit. Balayer les désirs lointains, la mélancolie emmitouflée dans la chaleur de l’été. Je suis ici et, dans la lumière, le vent, les pierres, le sable et les odeurs d’ici, je tiens le monde.
***
Au bout de la route, un village terminus recouvert d’une fine couche de neige glacée. « Il a fait -21° la nuit dernière », nous assure le couple de touristes qui nous a pris en stop et qui sillonne l’immensité déserte, les rochers, les bouleaux, la glace, à la recherche, disent-ils, d’un « endroit sans lampadaires pour bien voir les aurores boréales. Hier soir, elles étaient à 3 sur l’échelle de 9, on peut faire mieux. »
Arrivés à destination, le couple remercié et les portes de la voiture claquées, silence. Au bout de la route, il y a un supermarché, à l’intérieur, sous une charpente en bois, un post-adolescent qui attend face à sa caisse et converse avec un autre post-adolescent qui boit un soda et mange des chips. Ici, on porte des bas de training.
Sur le seuil du supermarché, il y a un enseignant un peu triste. Il se demande ce que nous faisons là, nous lui répondons évasivement. Il dit que l’école est située à l’entrée du village, dans un bâtiment qui abrite aussi l’ambulance et un appartement. Nous lui demandons s’il habite dans l’école, non, l’appartement héberge une personne handicapée, lui habite au village. Puis l’enseignant regarde sa montre : il est temps qu’il parte, il doit donner un cours de gymnastique à des Somaliens et à des Ethiopiens que le gouvernement national a parqués au bout de la route.
Il ne reste plus devant le supermarché qu’une pompe à essence et la barrière blanche d’une petite patinoire aménagée pour les enfants. Le vent fait voler un casque de hockey abandonné sur la glace, le plastique heurte dans un bruit mat le bois de la barrière. Au bout de la route, l’hiver, on installe de la glace à côté d’un bras de mer glacée.
Nous entamons une promenade. Des camions remplis de poissons nous dépassent dans une odeur de pot d’échappement figée dans le froid, le soleil entame son interminable descente, seuls brillent encore les sommets enneigés. Au bout du monde, la promenade se termine dans une église en bois rouge, sous la maquette d’un bateau de pêche qui pend du plafond, entre deux rangées de bancs prêts à accueillir tout ce petit monde qui erre aux confins.
***
Voyager. Juste là, emprunter dans un wagon de la ligne verte un pont éphémère de 170 mètres. Les rideaux plissés claquent aux fenêtres, dehors le Gros-de-Vaud plonge dans l’obscurité. La voix annonce un prochain arrêt sur demande à Vernand-Camarès. Je suis en route pour la Sibérie ; l’Ouest américain à l’horizon, je quitte les côtes africaines pour m’enfoncer dans les terres vierges, profusion de goyaves, partout les bougainvilliers, ligne vert tropique.
Voyager. Le train trace ; au-dessus des fauteuils enrobés d’un tissu vert fluo, les têtes des voyageurs dansent dans un seul et même mouvement. La lumière du wagon est matière, elle crée un monde pendant que dehors les champs vert bouteille sont sur le point de s’unir au bleu du ciel.
Ne pas rentrer chez soi, prendre part à la chorégraphie des crânes sans même y penser, ivresse. Un soubresaut du wagon et voilà Assens, mon Tombouctou, mon Gao d’un jour, une même nuit noire qui s’abat sur la terre, seuls quelques lampadaires isolés aux ampoules cernées par les ténèbres, les phares jaunes des voitures qui viennent chercher les voyageurs égarés, plus loin, le néon fatigué d’un bar.
Voyager. Suivre des chemins de traverse dans le silence d’un wagon de pendulaires, se faufiler au crépuscule quand le visage des voisins se pare d’un morne masque, et gonfler son cœur d’imaginaire. (BP)
Le texte ci-dessous a été lu par Catherine Favre sur l'esplanade du parc de Valency, face à la statue du cheval et la vue sur le lac.
Quand je mange à la Jetée de la compagnie, je pense aux Erythréens qui meurent de faim. Quand je vogue sur le Léman, je pense aux embarcations de migrants. Quand je m’endors sur mon matelas en fibres naturelles de coco, je pense aux sans-abris sur leurs cartons humides. Et puis je ferme les yeux. Dans mes rêves, je tends la main à ceux qui ont faim, à ceux qui se noient, à ceux qui ont froid et ceux qui ont trop chaud, à ceux qui sont seuls et qui ne sourient plus.
Le réveil sonne. Je me dirige vers la machine à café, j’appuie sur le bouton. Je pense aux enfants qui travaillent pour des multinationales. J’éteins la machine. Je jette le café dans l’évier. Marée noire. Je veux me laver, la douche est chaude et je pense à l’eau du Gange, les corps qui flottent et le mien. Je m’habille, il fait beau, vêtements légers fabriqués par des femmes sous-payées au Bangladesh.
Je marche jusqu’au bus, saute dans le 9, écris un message sur mon iPhone 6, je pense à l’obsolescence programmée, aux enfants ghanéens qui jouent dans les décharges à ciel ouvert sur les tas de batteries amoncelées. Je range mon téléphone, je regarde l’écran dans la rame où s’alternent publicités et itinéraire de la ligne, à 70km d’ici, la centrale nucléaire de Mühleberg. Prochain arrêt Montétan, je descends.
Je regarde la statue du cheval, je me demande combien de LEB il a vu passer. Je me demande la même chose pour moi, et combien de LEB encore. Parce que s’il est de pierre, je suis en chair.
***
Docteur Henchoz est assis derrière son bureau en acajou, il fait coulisser le tiroir dans lequel se trouvent les ordonnances. Il griffonne. Temesta 20mg max. 4cp/jour. Sa main droite tremble, son écriture hésite, bave.
Il se souvient du temps où il peignait, on le disait peintre du dimanche, il n’aimait pas cette expression, la jugeait péjorative, ses peintures étaient l’expression de ses angoisses et fantasmes, rien à voir avec cette désignation de peintre du dimanche. Il peignait parce qu’il en avait besoin, pas pour passer le temps. Mais rares étaient ceux qui percevaient ce tourment dans ses toiles, l’aquarelle diluait les émotions et finalement cela lui convenait, sous couvert de précision et de méthode il préférait passer inaperçu.
Son épouse avait dû insister pour qu’il accepte de participer à ce concours « Regards sur Cologny », cet automne-là en 86, parce que de nature modeste et discrète et aussi parce que médecin du coin, une réputation à tenir.
Il ouvre l’emballage de Temesta, laisse fondre sur sa langue le dernier comprimé.
Ce vendredi d’octobre. Noir. Ce vendredi d’octobre 1986. Il faisait nuit. Pourtant lorsqu’il regarde le carton d’invitation - il l’a conservé bien sûr -18h vernissage, 10 octobre, le changement d’heure n’avait pas encore eu lieu, la nuit n’avait pas dû encore tomber. Il n’arrive pas à se souvenir de la lumière, même pas entre chiens et loups, c’est le sombre qui tombe sur sa mémoire, les lumières des réverbères à peine, le froid déjà et les rues désertes, les lumières aux fenêtres des maisons cossues, la cheminée qui s’active, des silhouettes silencieuses derrière les vitres, la vie est à l’intérieur. Mais sur sa peau, son manteau, son chapeau, c’est la nuit qui s’imprime.
Le Temesta commence à faire effet, il sent ses muscles se détendre, ceux de la mâchoire.
Docteur Henchoz avait 45 ans en 86, père de famille, il rentrait chez lui après le vernissage, il n’avait pas gagné le concours avec son tableau. Il avait peint le Manoir de Cologny en feu dans le lac, la bourgeoisie incendiée et aussitôt éteinte par son milieu. Une aquarelle à mi-chemin entre la bienséance et le surréalisme. Docteur Henchoz et Mister Hyde.
Et cette patiente qui le suivait, voulait lui acheter ce tableau, insistante.
Mais Henchoz était un homme droit et ne dérogeait pas à ses principes. Il ne vendait pas ses tableaux, il ne vendait pas ses tableaux.
Elle lui expliquait que son bureau se trouvait dans ce manoir, qu’elle était d’une certaine façon liée à ce tableau, qu’elle était prête à mettre le prix, et d’autres choses encore mais il n’écoutait pas, il n’écoutait plus, c’était non, il rentrait à la maison, il ne vendait pas.
Lundi 13 octobre 1986, à 6h11, le Manoir est en feu. Pas celui de la toile. Le vrai. Soixante heures après le vernissage. Le vrai. Celui de la femme, de son bureau. Le Manoir est en feu.
Henchoz frissonne, blêmit. Il sent le sombre, cette insistance, les mots de cette femme qui s’emmêlent, qu’il ne distingue plus, se diluent comme sa peinture.
C’est octobre noir chaque jour pour Henchoz.
Maximum 4 Temesta par jour. (CF)
En août 2018, nous avons proposé au public des garden-parties de la ville de Lausanne de partir en voyage autour du parc de Valency. Le public était invité à écouter et écrire des textes en différents endroits du parc.
Le texte ci-dessous a été lu par Benjamin Pécoud à l’arrêt du L.E.B., le train qui conduit de Lausanne à Bercher, dans la campagne vaudoise, et qui s’arrête devant le parc de Valency.
J’attends le petit train à un carrefour de la ville, mais aucune brouette à l’horizon, rien ne bouge. Cet été, mon train a perdu sa cadence, la desserte de mon carrefour laisse à désirer. Alors je prends mon mal en patience : l’œil vagabonde sur les rails fichés dans la chaussée, une bille dans ma tête m’envoie ailleurs.
La chaussée s’élargit : deux voies, trois voies, bientôt quatre voies. Le macadam noir et brillant s’effrite, dessous, des vieux pavés qui font gronder les roues des voitures. La chaussée se fait perspective, en son milieu s’étend un terre-plein recouvert d’herbes folles, sur les bas-côté, les blocs et les tours des cités dortoir prennent leur essor. Dans le ciel couleur métal, les nuages circulent à vive allure, le vent qui a déjà parcouru les vastes plaines orientales fouette maintenant la poussière.
À mon arrêt, sous ma tôle rouillée et mon néon cellulaire, je dodeline de la tête. Dans mon cerveau la bille emprunte un nouveau chemin, je file vers le sud. L’air se pare d’une pointe marine, glouglou d’eau salée à la fontaine du parc, les graviers sont des galets. En face, les façades se réchauffent, empruntée la déviation, passé le magasin de vélo, les rues se font ruelles où résonnent les cris des enfants qui jouent jusque tard dans la nuit, les pétarades des motos et, par les fenêtres ouvertes, la musique électrique des jeux télévisés.
J’attrape la bille avant qu’elle ne rebondisse encore dans ma boîte crânienne. Ne plus devoir choisir entre rester ici et rêver d’ailleurs. Suffit. Balayer les désirs lointains, la mélancolie emmitouflée dans la chaleur de l’été. Je suis ici et, dans la lumière, le vent, les pierres, le sable et les odeurs d’ici, je tiens le monde.
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Au bout de la route, un village terminus recouvert d’une fine couche de neige glacée. « Il a fait -21° la nuit dernière », nous assure le couple de touristes qui nous a pris en stop et qui sillonne l’immensité déserte, les rochers, les bouleaux, la glace, à la recherche, disent-ils, d’un « endroit sans lampadaires pour bien voir les aurores boréales. Hier soir, elles étaient à 3 sur l’échelle de 9, on peut faire mieux. »
Arrivés à destination, le couple remercié et les portes de la voiture claquées, silence. Au bout de la route, il y a un supermarché, à l’intérieur, sous une charpente en bois, un post-adolescent qui attend face à sa caisse et converse avec un autre post-adolescent qui boit un soda et mange des chips. Ici, on porte des bas de training.
Sur le seuil du supermarché, il y a un enseignant un peu triste. Il se demande ce que nous faisons là, nous lui répondons évasivement. Il dit que l’école est située à l’entrée du village, dans un bâtiment qui abrite aussi l’ambulance et un appartement. Nous lui demandons s’il habite dans l’école, non, l’appartement héberge une personne handicapée, lui habite au village. Puis l’enseignant regarde sa montre : il est temps qu’il parte, il doit donner un cours de gymnastique à des Somaliens et à des Ethiopiens que le gouvernement national a parqués au bout de la route.
Il ne reste plus devant le supermarché qu’une pompe à essence et la barrière blanche d’une petite patinoire aménagée pour les enfants. Le vent fait voler un casque de hockey abandonné sur la glace, le plastique heurte dans un bruit mat le bois de la barrière. Au bout de la route, l’hiver, on installe de la glace à côté d’un bras de mer glacée.
Nous entamons une promenade. Des camions remplis de poissons nous dépassent dans une odeur de pot d’échappement figée dans le froid, le soleil entame son interminable descente, seuls brillent encore les sommets enneigés. Au bout du monde, la promenade se termine dans une église en bois rouge, sous la maquette d’un bateau de pêche qui pend du plafond, entre deux rangées de bancs prêts à accueillir tout ce petit monde qui erre aux confins.
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Voyager. Juste là, emprunter dans un wagon de la ligne verte un pont éphémère de 170 mètres. Les rideaux plissés claquent aux fenêtres, dehors le Gros-de-Vaud plonge dans l’obscurité. La voix annonce un prochain arrêt sur demande à Vernand-Camarès. Je suis en route pour la Sibérie ; l’Ouest américain à l’horizon, je quitte les côtes africaines pour m’enfoncer dans les terres vierges, profusion de goyaves, partout les bougainvilliers, ligne vert tropique.
Voyager. Le train trace ; au-dessus des fauteuils enrobés d’un tissu vert fluo, les têtes des voyageurs dansent dans un seul et même mouvement. La lumière du wagon est matière, elle crée un monde pendant que dehors les champs vert bouteille sont sur le point de s’unir au bleu du ciel.
Ne pas rentrer chez soi, prendre part à la chorégraphie des crânes sans même y penser, ivresse. Un soubresaut du wagon et voilà Assens, mon Tombouctou, mon Gao d’un jour, une même nuit noire qui s’abat sur la terre, seuls quelques lampadaires isolés aux ampoules cernées par les ténèbres, les phares jaunes des voitures qui viennent chercher les voyageurs égarés, plus loin, le néon fatigué d’un bar.
Voyager. Suivre des chemins de traverse dans le silence d’un wagon de pendulaires, se faufiler au crépuscule quand le visage des voisins se pare d’un morne masque, et gonfler son cœur d’imaginaire. (BP)
Le texte ci-dessous a été lu par Catherine Favre sur l'esplanade du parc de Valency, face à la statue du cheval et la vue sur le lac.
Quand je mange à la Jetée de la compagnie, je pense aux Erythréens qui meurent de faim. Quand je vogue sur le Léman, je pense aux embarcations de migrants. Quand je m’endors sur mon matelas en fibres naturelles de coco, je pense aux sans-abris sur leurs cartons humides. Et puis je ferme les yeux. Dans mes rêves, je tends la main à ceux qui ont faim, à ceux qui se noient, à ceux qui ont froid et ceux qui ont trop chaud, à ceux qui sont seuls et qui ne sourient plus.
Le réveil sonne. Je me dirige vers la machine à café, j’appuie sur le bouton. Je pense aux enfants qui travaillent pour des multinationales. J’éteins la machine. Je jette le café dans l’évier. Marée noire. Je veux me laver, la douche est chaude et je pense à l’eau du Gange, les corps qui flottent et le mien. Je m’habille, il fait beau, vêtements légers fabriqués par des femmes sous-payées au Bangladesh.
Je marche jusqu’au bus, saute dans le 9, écris un message sur mon iPhone 6, je pense à l’obsolescence programmée, aux enfants ghanéens qui jouent dans les décharges à ciel ouvert sur les tas de batteries amoncelées. Je range mon téléphone, je regarde l’écran dans la rame où s’alternent publicités et itinéraire de la ligne, à 70km d’ici, la centrale nucléaire de Mühleberg. Prochain arrêt Montétan, je descends.
Je regarde la statue du cheval, je me demande combien de LEB il a vu passer. Je me demande la même chose pour moi, et combien de LEB encore. Parce que s’il est de pierre, je suis en chair.
***
Docteur Henchoz est assis derrière son bureau en acajou, il fait coulisser le tiroir dans lequel se trouvent les ordonnances. Il griffonne. Temesta 20mg max. 4cp/jour. Sa main droite tremble, son écriture hésite, bave.
Il se souvient du temps où il peignait, on le disait peintre du dimanche, il n’aimait pas cette expression, la jugeait péjorative, ses peintures étaient l’expression de ses angoisses et fantasmes, rien à voir avec cette désignation de peintre du dimanche. Il peignait parce qu’il en avait besoin, pas pour passer le temps. Mais rares étaient ceux qui percevaient ce tourment dans ses toiles, l’aquarelle diluait les émotions et finalement cela lui convenait, sous couvert de précision et de méthode il préférait passer inaperçu.
Son épouse avait dû insister pour qu’il accepte de participer à ce concours « Regards sur Cologny », cet automne-là en 86, parce que de nature modeste et discrète et aussi parce que médecin du coin, une réputation à tenir.
Il ouvre l’emballage de Temesta, laisse fondre sur sa langue le dernier comprimé.
Ce vendredi d’octobre. Noir. Ce vendredi d’octobre 1986. Il faisait nuit. Pourtant lorsqu’il regarde le carton d’invitation - il l’a conservé bien sûr -18h vernissage, 10 octobre, le changement d’heure n’avait pas encore eu lieu, la nuit n’avait pas dû encore tomber. Il n’arrive pas à se souvenir de la lumière, même pas entre chiens et loups, c’est le sombre qui tombe sur sa mémoire, les lumières des réverbères à peine, le froid déjà et les rues désertes, les lumières aux fenêtres des maisons cossues, la cheminée qui s’active, des silhouettes silencieuses derrière les vitres, la vie est à l’intérieur. Mais sur sa peau, son manteau, son chapeau, c’est la nuit qui s’imprime.
Le Temesta commence à faire effet, il sent ses muscles se détendre, ceux de la mâchoire.
Docteur Henchoz avait 45 ans en 86, père de famille, il rentrait chez lui après le vernissage, il n’avait pas gagné le concours avec son tableau. Il avait peint le Manoir de Cologny en feu dans le lac, la bourgeoisie incendiée et aussitôt éteinte par son milieu. Une aquarelle à mi-chemin entre la bienséance et le surréalisme. Docteur Henchoz et Mister Hyde.
Et cette patiente qui le suivait, voulait lui acheter ce tableau, insistante.
Mais Henchoz était un homme droit et ne dérogeait pas à ses principes. Il ne vendait pas ses tableaux, il ne vendait pas ses tableaux.
Elle lui expliquait que son bureau se trouvait dans ce manoir, qu’elle était d’une certaine façon liée à ce tableau, qu’elle était prête à mettre le prix, et d’autres choses encore mais il n’écoutait pas, il n’écoutait plus, c’était non, il rentrait à la maison, il ne vendait pas.
Lundi 13 octobre 1986, à 6h11, le Manoir est en feu. Pas celui de la toile. Le vrai. Soixante heures après le vernissage. Le vrai. Celui de la femme, de son bureau. Le Manoir est en feu.
Henchoz frissonne, blêmit. Il sent le sombre, cette insistance, les mots de cette femme qui s’emmêlent, qu’il ne distingue plus, se diluent comme sa peinture.
C’est octobre noir chaque jour pour Henchoz.
Maximum 4 Temesta par jour. (CF)